JEAN-PAUL II (1920-2005)
Nive Voisine, prêtre
Impossible de résumer en quelques pages près de 85 ans d'existence et 27 de pontificat d'une des plus grandes personnalités de notre temps. Mieux vaut mettre l'accent sur les particularités d'une vie et d'une oeuvre exceptionnelles
KAROL WOJTYŁA, LE POLONAIS
Karol Wojtyła, le futur Jean-Paul II, vient d'un pays très catholique – la Pologne – et d'une famille exceptionnellement pieuse. Quand sa mère meurt le 13 avril 1929, son père prend charge de son éducation. Ce chef de famille monoparentale est un modèle de piété pour son fils : « Son exemple fut pour moi, en quelque sorte, le premier séminaire, une sorte de séminaire domestique », écrira le pape en 1996. Karol, dont la piété brille dès son jeune âge et son adolescence, approfondit sa formation spirituelle grâce à des rencontres enrichissantes de prêtres et de laïcs, entre autres celle de Jan Tyranowski, un « vrai mystique » qui a une influence déterminante sur sa vocation. Tout ce climat façonne l'homme de prière que le monde a connu et chez qui la dévotion mariale joue un grand rôle.
Sa formation intellectuelle est tout aussi originale. Elle s'inscrit dans un contexte d’occupation (nazie, puis communiste), se fait beaucoup dans la clandestinité et prend souvent l’allure d’une résistance culturelle. Le contenu de ses études est solide : philologie, philosophie, théologie, et les doctorats qu'il obtient témoignent de sa science certaine. Mais dans ses années de formation, Karol révèle aussi un fort penchant pour la littérature (poésie et théâtre). II écrit lui-même et publie des poèmes et des pièces de théâtre. II joue plusieurs années dans une troupe de théâtre et abandonne une carrière d'acteur prometteuse pour devenir séminariste. Cette passion du théâtre l'a-t-elle vraiment quitté?
Outre le plaisir de la littérature, le goût de la langue, le bonheur de jouer la comédie et une formation solide et complète, l'expérience polonaise de Karol Wojtyła comprend une palette exceptionnelle : ouvrier dans une carrière de pierre et une usine chimique pendant la guerre, vicaire et curé de paroisse, aumônier d'étudiants, professeur d'université en éthique, athlète spécialiste de la montagne et du kayak, évêque puis archevêque de Cracovie et participant au concile Vatican II, cardinal en 1967. Voilà donc ce Polonais qui pourrait accomplir cette incroyable prophétie, vieille de plus d'un siècle, d'un compatriote poète : « Une grande force est nécessaire pour reconstruire le monde du Seigneur; aussi, voici que vient un Pape slave, frère des peuples [...] ».
UN MAGISTÈRE NOUVEAU : LE GESTE
Le 16 octobre 1978, à la surprise générale, le cardinal Pericle Felici annonce à la foule assemblée sur la place Saint-Pierre que le nouveau pape sera Karol Wojtyła sous le nom de Jean-Paul Il : un non-Italien, « d'un pays lointain », jeune (58 ans). Et peu conformiste comme il le prouve immédiatement, au grand dam du maître de cérémonies, quand il donne sa première bénédiction et prend en même temps la parole. Ce premier geste non prévu, qui bouscule le cérémonial et la pratique, se répète les jours suivants : le lendemain, il visite un grand ami à la polyclinique Gemelli; le 21 octobre, il sert la main des journalistes et répond à leurs questions pendant plus de deux heures; le 22 octobre, il descend du parvis de Saint-Pierre pour saluer les malades du premier rang, et cela en habits liturgiques! Déjà se manifeste une méthode de rencontre pastorale qui privilégie la proximité physique et le contact des corps.
Tout son pontificat en est imprégné : « sur le geste, Jean-Paul II a construit un magistère non moins autorisé que celui des mots, même s'il est apparemment moins durable; mais dans l'esprit des destinataires, les gestes resteront longtemps, plus longtemps que la vie personnelle et biographique du Pape » (Mario Morcellini). L'un des plus répétitifs de ces gestes consiste en baiser le sol de l'aéroport d'un pays qu'il visite pour la première fois. Souvent, Jean-Paul II communique son affection en prenant les enfants dans ses bras et en embrassant les enfants, les jeunes garçons et jeunes filles; un moment, une caresse, un sourire comme d'un grand-père. Certains gestes ont une charge spirituelle profonde quand, par exemple, il s'agenouille à Auschwig ou prie en touchant la pierre tombale du Mahatma Gandhi, ou quand il glisse une lettre de mea culpa dans une fissure du mur occidental du Temple de Jérusalem, ou quand il proclame la grande repentance de l'Église. D'autres gestes l'identifient à des groupes, par exemple quand il se coiffe d'un casque d'ouvrier dans les mines de Bolivie ou quand il mange dans des cantines d'usines. Ses rencontres avec les jeunes, à l'occasion par exemple des Journées mondiales de la jeunesse, le rapprochent d'une tranche du peuple chrétien qu'on ne voit pas toujours à l'église. Et ne révèle-t-il pas un nouveau dynamisme de l'Église quand, « athlète de Dieu », homme fort et sportif, il fait des excursions dans les montagnes et s’adonne à la natation et au ski alpin? Même au plus profond de sa maladie, c'est par un geste – sa présence surprise à la fenêtre de sa chambre d'hôpital le 27 février 2005 – qu'il signifie qu'il gouverne encore l'Église.
UN PAPE PÈLERIN
Comme on le voit, la plupart des gestes sont posés à l'occasion des multiples voyages de Jean-Paul Il. Dès le début de son pontificat, il a bien signifié qu'il ne déploierait pas le meilleur de son énergie – et Dieu sait qu'il en avait! – dans la curie à Rome, mais il a voulu, comme saint Paul, prendre la route pour rencontrer son peuple et lui enseigner la foi. II le dira lui-même en 1980 : « Chaque voyage du Pape est un authentique pèlerinage au sanctuaire vivant du Peuple de Dieu [...] Dans cette optique, le Pape voyage pour annoncer l'Évangile, pour “confirmer” ses frères dans la foi, pour consoler l'Église, pour rencontrer l'homme [...] Ce sont des voyages d'amour, de paix, de fraternité universelle ». Quand on fera la synthèse de ces voyages, on verra l'importance considérable qu'ils ont eue dans l'histoire de l'Église et du monde.
II faut noter, cependant, un aspect négatif de l'absence récurrente de Jean-Paul II à Rome. L'administration passe entre les mains de la curie qui en profite pour revenir au centralisme d'avant Vatican II. Comme l'écrit le cardinal Franz Kônig, de Vienne, en 1999 : « En fait [...], de facto et non de jure, intentionnellement ou non, les autorités curiales, travaillant de concert avec le pape, ont accaparé les tâches du Collège épiscopal. À eux reviennent presque toutes les tâches! » S'ensuivent, entre autres, une exaltation nouvelle du magistère romain, la mise sous surveillance et même la condamnation des théologiens progressistes (le jésuite Jacques Dupuis, par exemple) et la publication de documents plus normatifs que pastoraux. Cette tendance a été particulièrement forte à partir de la maladie de Jean-Paul Il. Le groupe des Polonais qui l'entourait (et avant tout, son secrétaire et confident Mgr Stanislaw Dziwisz) et certains cardinaux (en premier lieu, Joseph Ratzinger) qu'il reçoit plus souvent, ont pris une importance si grande qu'on a assisté à un exercice du pouvoir de plus en plus solitaire et qu'ont été oubliées les réformes de la curie commencées par Paul VI.
LE LEADER MONDIAL
Jean-Paul II n'a pas été que le chef de plus d'un milliard de fidèles (757 millions en 1978), mais il s'est avéré un leader « politique » qui a vécu les plus grands moments historiques, inconnus sinon inimaginables en 1978, qu'ont été l'effondrement du communisme, l'élargissement de l'Europe à 30 pays, la montée de l'islamisme, le développement du terrorisme, la mondialisation, sans compter les guerres qu'il a vainement tenté de prévenir ou d'arrêter. Son action a sans doute été facilitée par la longueur de son pontificat - en comparaison, cinq présidents des États-Unis et six chefs de la Russie se sont succédés -, mais ce sont ses appels, ses gestes, son corpus doctrinal sur la paix qui ont fait du Vatican une capitale de la diplomatie. Les points forts de ses interventions sont nombreux : entre autres, au début de son règne, ses efforts pour conjurer la menace nucléaire et arrêter la course aux armements entre l'URSS et les États-Unis; sa participation exceptionnelle à la chute du communisme dans sa Pologne natale et ailleurs; le 27 octobre 1986, la Journée mondiale de prière pour la paix à Assise, où ont été invités les représentants des neuf grandes religions mondiales; ses interventions, multiples mais infructueuses, pour prévenir la guerre en Irak en 2003. Toujours et partout, Jean-Paul II se pose en pacificateur et « prédicateur de la recherche de la justice comme oeuvre préventive principale de la paix » (Orazio Petrosillo). Leader visible – il a été sans doute le pape le plus médiatisé de l'histoire – et reconnu bien au-delà des frontières de l'Église catholique, il a été en quelque sorte la conscience du monde à la fin du XXe siècle et en ce début du troisième millénaire.
LE DOCTEUR UNIVERSEL
Dès l'inauguration de son règne, le 22 octobre 1978, Jean-Paul II lance ce cri prophétique, qui résume le programme de tout son pontificat : « N'ayez pas peur! Ouvrez toutes grandes les portes pour le Christ. À son pouvoir salvateur, ouvrez les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les vastes champs de la culture, de la civilisation et du développement! N'ayez pas peur! » Lui-même a été le premier à faire connaître sans peur le message chrétien. Il a exalté sans retenue la vocation humaine à la lumière de message du Christ « Ce pontificat a consisté en une série de variations sur le même grand thème qu'il a annoncé dès son intronisation : l'humanisme chrétien comme réponse de l'Église à la crise de la civilisation mondiale à la fin du XXe siècle » (George Weigel).
On reste sidéré devant l'ampleur de son oeuvre écrite, témoin de son enseignement urbi et orbi : une soixantaine de gros volumes totalisant à peu près 100 000 pages. On y trouve tous les genres d'intervention : 14 encycliques d'une richesse théologique, philosophique et sociale exceptionnelle (mais de lecture difficile pour le commun des mortels), 13 exhortations apostoliques, neuf constitutions apostoliques, 32 lettres apostoliques, mais surtout d'innombrables discours, homélies, entretiens de toute sorte où le pape se livre et livre sa pensée d'une manière plus accessible. Ses thèmes favoris sont l'évangélisation (la nouvelle évangélisation), l'endiguement de la déchristianisation, l'importance du spirituel et surtout, comme un leitmotiv, la dignité humaine et la défense des droits de l'homme. Tout cela constitue un monument éblouissant d'un « homme de foi, passionné par la raison, amateur de réflexion intellectuelle et d'écriture » (Bernard Lecomte). Il est difficile d'en embrasser toute l'étendue et d'en comprendre certaines contradictions, car Jean-Paul II a été tout à la fois progressiste et conservateur, provocateur et réactionnaire, continuateur et novateur... Une fois décantée, sa doctrine témoignera sans doute d'un noble effort pour « faire avancer l'Église au rythme du monde sans altérer la Révélation qui en est le fondement » (Bernard Lecomte).
L'HOMME DE SOUFFRANCE
Cet homme dynamique, sportif et infatigable a été brisé dans son élan par l'attentat qu'il a subi en 1981; il en a gardé des séquelles dans son corps. Mais c'est à partir de 1992 1994 que la maladie et la souffrance l'habitent et le conduisent graduellement à l'impotence. Le monde s'est habitué à le voir le dos courbé, s'appuyant sur une canne ou se laissant conduire par ses proches, le visage ridé puis rigide, la voix fragile devenant inaudible. Malgré les infirmités et la douleur manifestes, Jean-Paul Il a continué à vaguer à la direction de l'Église, à participer aux cérémonies et à se montrer aux foules.
Lui qui a exposé la signification chrétienne de la souffrance humaine dans sa lettre apostolique Salvifici doloris de 1984, il s'identifie aux malades et veut partager avec eux « un temps de vie marquée par la souffrance physique, mais non pour autant moins fécond dans le dessein insondable de Dieu ». À Lourdes (août 2004), au moment même où il s'effondre devant la grotte de Massabielle, il se déclare proche et solidaire des malades. Ce qu'il prouve d'ailleurs plus par ses gestes que par ses paroles. Comme il a été le premier pape moderne à vivre vraiment comme ses semblables qui l'ont vu prendre des vacances, nager et skier, révéler ses amitiés, cultiver le goût de la plaisanterie, rire et même grimacer, se faire soigner à l'hôpital, il a tenu à ne rien cacher de son déclin physique et de ses souffrances. Il a tenu ainsi à témoigner de la dignité qui habite encore les malades et les infirmes et du devoir de préserver la vie, même vacillante.
Avec Jean-Paul II disparaît un homme d'exception doué d'une intelligence supérieure et d'un rare charisme. Mais pour moi, il a été d'abord et avant tout un homme de foi et de prière, un mystique doublé d'un homme d'action. Son pontificat a été l'un des plus marquants de l'histoire à la fois par sa longueur (seuls saint Pierre et Pie IX ont régné plus longtemps) et l'originalité de son action, son influence religieuse et politique, l'ampleur de son magistère. Tout n'a pas été parfait et les critiques n'ont pas manqué de souligner, par exemple, un certain immobilisme doctrinal et dogmatique, le blocage vis-à-vis le rôle des femmes dans l'Église, une trop grande intransigeance spirituelle et morale. II appartiendra aux historiens d'apporter les nuances nécessaires et de démêler ce qui relève de ses propres convictions ou des manoeuvres de tel ou tel clan de son entourage. Mais déjà on ne se trompe pas en attribuant à Jean-Paul II, comme aux Léon, Grégoire et Nicolas, l'appellation rarissime de grand.
Parution : En Chantier no 17, 15 avril 2005, p. 8-11.
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